Lakoff : « La discussion, c’est la guerre »

Article basé sur un ouvrage de Lakoff G. & Johnson M. : Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris : Ed. de Minuit (trad. fr. de M. de Fornel et J.-J. Leclere), 1985.

Voir également la note de lecture synthétique de P. Fastrez.

Débattre, c’est combattre. La discussion, c’est la guerre.

Nous considérons essentiellement un seul type de métaphore dont il est question dans le livre de Lakoff et Johnson, celui qui relie la discussion et la guerre.

George Lakoff a analysé de très nombreuses expressions de la langue et en est arrivé à cette conclusion : en anglais (mais c’est extensible au français), le vocabulaire pour qualifier la discussion est un vocabulaire « guerrier ». Nous expliquons ici d’un point de vue critique le lien qui existe dans notre langage entre le domaine de la guerre (domaine concret, physique) et celui de l’argumentation / la discussion (domaine abstrait).

Lakoff a développé la théorie des métaphores conceptuelles. Il ne s’agit pas de simples métaphores (où l’on utilise un mot pour un autre), mais de métaphores plus complexes où tout un domaine conceptuel est éclairé par des concepts d’un autre domaine. Pour désigner, expliquer ou comprendre un domaine (souvent abstrait) de concepts (un ensemble de mots qui concernent un type de réalité), on utilise souvent des mots d’un autre domaine (concret, physique, palpable). Autrement dit, on utilise un domaine concret pour comprendre un domaine abstrait.

George Lakoff donne des exemples, issus de ses analyses de contenu selon un corpus de textes conséquent (il ne s’agit pas simplement d’intuitions, mais de dénombrements statistiques des termes utilisés dans des sources diverses) : pour figurer le progrès ou l’amélioration (domaines abstraits), on utilise les catégories spatiales, du « haut », du « devant », du « derrière » et du « bas ». Nous disons par exemple : monter dans la hiérarchie, gravir les échelons, aller de l’avant, etc. Dans nos sociétés, selon les observations de Lakoff, le meilleur est en haut. Cela fait en quelque sorte partie de notre représentation culturelle partagée. C’est une convention (nous pourrions ou aurions pu décider que le meilleur est en bas, pourquoi pas ?), mais elle est tellement gravée dans nos usages que nous l’utilisons comme si elle allait de soi : il s’agit d’une structure sous-jacente implicite à notre manière d’exprimer ce qui est bien. C’est cela, une métaphore conceptuelle.

De nombreuses autres métaphores spatiales existent : le bien, le chaud, le progrès ou encore l’avenir sont apparentés au « haut ». Si l’on associe ces métaphores, on comprend aisément certaines idéologies qui font que l’avenir, le progrès et le bien sont intimement liés.

Intéressons-nous à la métaphore conceptuelle qui lie le domaine de la guerre (domaine concret, physique) à celui de l’argumentation / la discussion (domaine abstrait). Celle-ci permettra sans doute de mieux comprendre de quoi il est question.

Lakoff constate que lorsque nous parlons de la discussion, de l’argumentation, nous parlons d’« adversaires » qui « défendent leurs positions » et doivent « (con)vaincre l’opposé », de le « battre » sur un certain « terrain ». Ceux-ci élaborent des « techniques » dans ce but, des « stratégies » argumentatives. Lorsque les débats sont passés à la télévision, on n’hésite pas à parler de « duels », de « joutes » verbales, de « chocs » d’idées, voire, selon les expressions actuelles, de « clash ».

[Mise à jour 2023/05] Suite à un commentaire reçu, je précise que la phrase « la discussion, c’est la guerre » n’est pas une opinion personnelle ou un jugement prescriptif de Lakoff, mais le résultat de ses recherches en linguistique. Les travaux de Lakoff mettent en lumière que nombre d’expressions de la langue anglaise témoignent du fait que mener une discussion est très massivement conçu comme une expérience de rivalité. Gérard Pirotton, spécialiste de Lakoff et avec qui je me suis entretenu brièvement, précise :

C’est d’abord une expérience sociale et anthropologique, autant que neurologique, avant d’être une affaire de mots. Ceux-ci ne sont que des manifestations de surface de courants autrement plus profonds et massivement hors champ de notre conscience. Lakoff ne dit pas : « la discussion, c’est la guerre ». Il dit : « mon travail de cognitivo-linguiste m’a permis de diagnostiquer que nombre d’expressions utilisées en anglais pour parler des conversations ne peuvent être comprises que si nous présupposons l’existence d’une structure schématique et imagée et culturellement partagée que l’on peut, avec des mots, expliciter de la sorte : la discussion, c’est la guerre ».

De telles représentations suggèrent que la discussion serait un combat où tout ce qui importe est de savoir celui qui gagne ; la finalité est de convaincre, de triompher de l’adversaire, et non par exemple de cheminer ensemble avec un ou une partenaire… [Mise à jour 2023/05] Autrement dit, de nombreuses expressions de notre langage reflètent une certaine manière d’appréhender la discussion sous l’angle de la rivalité, de la compétition. On peut s’interroger sur les implications pratiques de telles considérations : un argument doit-il être du même registre qu’un coup de pied ? Un combat « dans les règles de l’art » fonctionne-t-il d’ailleurs toujours sur un mode purement guerrier ? Dans quelle mesure pouvons-nous nous affranchir de ce genre de représentations culturelles partagées, voire en fonder de nouvelles ?

Lakoff se base sur des affirmations qu’il a recueillies (ces dernières sonnent parfois moins bien lorsqu’elles sont traduites qu’en anglais) :

« Vos affirmations sont indéfendables. Il a attaqué chaque point faible de mon argumentation. Ses critiques visaient droit au but. J’ai démoli son argumentation. Je n’ai jamais gagné sur un point avec lui. Tu n’es pas d’accord ? Alors, défends-toi ? Si tu utilises cette stratégie, il va t’écraser. Les arguments qu’il m’a opposés ont tous fait mouche. […]

C’est en ce sens que la métaphore « La discussion c’est la guerre » est l’une de celles qui, dans notre culture, nous font vivre : elle structure les actes que nous effectuons en discutant ».

Les Métaphores dans la vie quotidienne, traduit de l’anglais par Michel de Fornel avec la collaboration de Jean-Jacques Lecercle, Chapitre 10 : Quelques exemples supplémentaires

Cette métaphore conceptuelle lie donc discussion et guerre. Pour Lakoff, il ne s’agit pas que d’un fait de langage : comme les métaphores utilisant le haut et le bas, elle est ancrée dans nos cultures et a un impact sur notre façon de considérer les choses. Cela fait partie de nos représentations partagées.

« En nous permettant de fixer notre attention sur un aspect d’un concept (par exemple les aspects  d’une discussion qui rappellent une bataille), un concept métaphorique peut nous empêcher de percevoir d’autres aspects qui sont incompatibles avec la métaphore (…) nous pouvons perdre de vue les aspects coopératifs de toute discussion ».

LAKOFF G. & JOHNSON M., Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris : Ed. de Minuit (trad. fr. de M. de Fornel et J.-J. Leclere), 1985, p. 22.

Dans sa note de lecture, Pierre Fastrez synthétise :

« Les auteurs dégagent les traits propres à la guerre (attaque et défense de positions d’adversaires, par le biais de diverses tactiques et stratégies : intimidation, menace, autorité, insulte, etc.), qui peuvent s’appliquer à la discussion (même à la discussion rationnelle, censée se réduire à l’échange d’arguments de fond, etc.). Notre conception de la discussion, mais aussi notre façon de la mener se fondent sur notre expérience du combat physique ».

Il cite ensuite :

« [Ces métaphores structurales] émergent naturellement dans une culture comme la nôtre parce qu’elles mettent en valeur quelque chose qui correspond étroitement à notre expérience collective et parce que ce qu’elles masquent n’y correspondent pas. Mais elles ne se contentent pas de trouver un fondement dans notre expérience physique et culturelle : elles influencent aussi notre expérience et nos actes ».

« […] les concepts métaphoriques sont des façons de structurer partiellement une expérience dans les termes d’une autre. Le fait de posséder une structure donne à une expérience ou à une série d’expériences une cohérence ».

LAKOFF G. & JOHNSON M., Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris : Ed. de Minuit (trad. fr. de M. de Fornel et J.-J. Leclere), 1985, p. 77 et p. 87.

Pouvons-nous nous émanciper de ces allant-de-soi culturels qui « influencent notre expérience et nos actes », ne serait-ce que par une telle prise de conscience ? En effet, le propre d’une idéologie est de fonctionner de manière occulte, implicite, c’est-à-dire de façonner nos comportements en grande partie sans que nous en ayons conscience. Dans le cas qui nous occupe, n’est-il pas possible de transcender une logique où ce qui importe est de déterminer quel camp triomphe de l’autre pour forger ou consolider une approche différente des débats, plus constructive, coopérative et pacifique ?

« L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui ».

Desproges

Et si la discussion était vue comme la construction d’un bien mutuel plutôt que comme un combat où seule la victoire compte ? 

Pour une éthique de la discussion

[Mise à jour 2023/05] Lire aussi ces deux articles de vulgarisation appliquée des travaux de Lakoff :

A propos de l’ouvrage Don’t think of an Elephant de Lakoff et du concept de frame : PIROTTON, G., L’éléphant de Lakoff.